Extrait du numéro 93 de l'Echo du Lagon

Gauguin le Tahitien
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Plus qu’aucun autre, le nom de Gauguin évoque des correspondances entre un artiste européen et un pays aux antipodes où il se renouvela, dont il fut le premier à faire renaître des images disparues, à traduire avec éclat leur force et leur mystère.
Gauguin, le révolté, qui s’affirme à moitié sauvage, sauvage du Pérou, vient vivre avec les sauvages d’Océanie, en recherche d’un état proche de celui de nature, d’un temps de l’Age d’or. Et le peintre se nourrit de sa quête, se renouvelle et fait avancer l’art, tandis que l’homme indépendant, entier, excessif, sensible et généreux, défend les Polynésiens, entre en lutte avec l’action missionnaire et l’administration coloniale.

Il fut le premier à fuir, pour toujours, la vieille Europe trop civilisée, industrielle, polluée, conformiste, prônant l’art classique, académique, décadent. Il vécut dix ans en Polynésie : huit ans et demi à Tahiti, en deux séjours, un an et demi aux Marquises où il mourut. Dix ans, dans une vie relativement courte – il meurt à cinquante cinq ans-, dix ans dans la puissance de son art.
Il vécut dans nos îles, le temps le plus long qu’il ait passé en un lieu de création. Il ne resta que deux ans et demi en Bretagne, sur plusieurs périodes, six mois à Copenhague et deux en Arles, un mois à Panama et quatre à la Martinique. Après les six années de son enfance fabuleuse au Pérou, dans la famille de sa mère qui compte son grand-oncle don Pio de Tristan y Moscoso, gouverneur d’Aréquipa et dernier vice-roi (en titre) du Pérou, et sa légendaire grand-mère, Flora Tristan, passionara, écrivain, inventeur de l’union socialiste et du féminisme. Après trois semaines à Londres et tous ses voyages de marin.

Le précurseur de la peinture moderne, le premier à rompre avec la poursuite du réel et de ses apparences, fut admis parmi les peintres impressionnistes, peignant comme eux. Mais rapidement, il les dépassa, changea de démarche, refusant de peindre d’après la nature. Il simplifia, affirma le pouvoir symboliquement expressif de la ligne et de la couleur, suggéra l’indicible, l’inconscient, l’âme… Il réalisa des chefs d’œuvre avec une audace révolutionnaire.

Il fut reconnu chef de file de l’Ecole de Pont-Aven. Symbolisme, Synthétisme, Syncrétisme. Et Primitivisme, résultat de sa quête.
Quête qu’il poursuivit en Bretagne, en Martinique – découverte et ivresse des couleurs -, répondant a l’appel d’un ailleurs, de terres et de vie plus authentiques, plus pures –de la pureté des origines. Et en Polynésie.

En 1891, après avoir projeté d’établir l’Atelier des Tropiques au Tonkin, à Madagascar, il choisit Tahiti. Et il part. Seul.
À Papeete, il fait connaissance avec le pays et ses habitants. Lentement. Il regarde, sent, absorbe, s’imprègne, cherche à apprendre, à comprendre. Il esquisse, croque, dessine, aquarelle, sculpte, commence ses premières huiles. Il essaie de connaître une culture, l’âme d’un peuple. Il cherche des vestiges, va voir des ruines de marae, temples, se met en quête d’objets polynésiens anciens, conservés par quelques familles, collectés pas la Mission Catholique de Tahiti. Il déplore que l’administration n’ait pas fait un musée sur place, qu’il faille aller en Europe, notamment au musée du Trocadéro ou au British muséum, pour voir cet art océanien, un art puissant, dit primitif, barbare, art de Papou. Un art usuel ou cérémoniel, décoratif, chargé de sacré.
Tambours, pagaies, lances, casse-tête, manches d’éventail, simples plats… Bijoux d’os, de dents, de perles, de nacres et d’écailles, sculptés, ciselées, gravés… Parures de plumes, de poils, de cheveux, de barbes, différenciant les classes sociales… Tapa et vanneries de palmes et de feuilles. Dessins des tatouages.
Ti’i, plus connus sous le nom marquisien de tiki (le k n’existe pas en tahitien), représentations de divinités subalternes, d’ancêtres déifiés. De basalte ou de bois, ils gardaient l’entrée de terres sacrées, marquaient les limites territoriales, protégeaient les habitats. Tête hypertrophiée sans cou, et jambes courtes, les tiki marquisiens étaient les plus remarquables avec leurs gros yeux cerclés, leur bouche étirée et leurs mains en dents de fourchette.

Gauguin est consterné par leur rareté, les missionnaires ayant remplacé les dieux, détruit ces objets païens, interdit leur production. Il décide de chercher des témoignages, d’essayer de sauvegarder des bribes qui subsistent, de faire renaître le passé de ses cendres. Ce qu’il fera par son œuvre, exprimant des caractéristiques immortelles des Polynésiens, le poids d’une culture déchirée, enfouie sous la nouvelle religion, les nouvelles lois, une part de leur mémoire perdue, de leurs dieux et démons abattus… Il traduit ce qu’il voit, recueille et sent. Marqué par ce sens de la décoration inhérent à un peuple, il intègre à son travail l’art décoratif marquisien qu’il trouve remarquable, inouï. Et avant les statuettes africaines influençant Matisse ou Picasso, les tiki apportent à Gauguin, simplification des formes, réduction à des surfaces, déformations, métamorphoses…

Au district, à Mataiea, à un peu plus de 46 km de Papeete sur la côte ouest, il fonctionne, un temps, animalement, librement, dépouillé d’habitudes. Il regarde le sol, les arbres, les gens, et les peint du dedans explorant l’inconscient. Il ressuscite les dieux et les fantômes tupapau. Il ose créer un tohu-bohu de tableaux ensoleillés, de formes monumentales, à l’atmosphère étrange, aux personnages énigmatiques, aux couleurs insolites. Il fait avancer l’art à travers son interprétation de la beauté violente, de la somptuosité barbare.

Après les deux ans de son premier séjour et l’intermède de deux années en France, le retour est définitif en 1895.
Gauguin vit à Papeete et à Punaauia, moins éloigné que Mataiea sur la côte ouest. Il loue d’abord un terrain, y fait monter un fare local, une grande cage à moineaux grillée de bambou avec toit en chaume de cocotier. Qu’il fait reconstruire, en 1897, à une centaine de mètres plus loin, au bord de mer, sur sa propre terre. Car Gauguin devient propriétaire de deux parcelles dont l’une d’un hectare et demi….
Pendant ce deuxième séjour, il connaît des phases fastes et d’autres difficiles, désespérées, manquant d’argent, souffrant de sa jambe cassée, mal soignée, incurable. Ses périodes fécondes nous offrent des chef-d’œuvres qui diffèrent de ceux du premier séjour, davantage métaphysiques, syncrétistes, hardis.
Au cours des autres, il devient fonctionnaire au Service des Travaux Publics, se transforme en journaliste : " Le sourire " et " Les guêpes ". Il fait de la politique, perd son temps, ne peint que le dimanche…

Fin 1901, il se libère, abandonne la tâche alimentaire, les basses luttes, les ennemis, les imbéciles… Il fuit Papeete, déménage, vend sa propriété, part pour les Marquises.
C’est la dernière fuite, la dernière quête d’un ailleurs plus primitif, dans l’archipel presque encore anthropophage. Là, dans "La maison du jouir", sur sa propre terre, à l’abri du besoin grâce à un contrat avec le marchand de tableaux Vollard, vivant même dans une certaine opulence, il se remet à peindre avec une ardeur retrouvée.
Régénéré dans son œuvre, il fait galoper des chevaux sur des plages roses, revivre des sorciers, réciter des contes barbares, dans des explosions de couleurs imaginaires, musicales, violentes, hardies, fauves, et il fait craquer les bases de la peinture moderne.
Il s’insurge contre l’emprise de la religion catholique, contre des lois stupides et injustes, se lance dans la défense du peuple Enata, dénonce son agonie. Sa révolte ne sera pas vaine, procédera plus tard au renouveau culturel polynésien, mais hâtera sa mort, le 8 mai 1903.

Paule Laudon


Quelques mots sur l'écrivain Paule Laudon :
Une grande rigueur scientifique(doctorat en chimie papetière) associée à un intérêt précoce pour la littérature et la peinture.
À Tahiti depuis 1966, impliquée dans la vie culturelle du pays, Derniers livres publiés :
- "Tahiti et ses îles" Nathan 1999.
- "Matisse le voyage en Polynésie" Biro 1999, traduit en anglais "Matisse in Tahiti" Biro/Vilo 2001.
-"Tahiti-Gauguin. Mythe et vérités" Biro. 2003. Ce livre est en vente, depuis le 1er septembre au prix de 42,75 € sur amazon.fr mais vous le trouverez sans doute sur d'autres sites ou dans les bonnes librairies.
-"C’était hier. Les années sixties à Tahiti" Edition "Au vent des îles".


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